Il y a quelques années – quand j’étais encore jeune, que je n’écrivais que sur des cahiers à spirales soigneusement cachés aux yeux du monde – je suis allée, avec des amis, au festival de photojournalisme de Perpignan.
Je ne m’intéressais pas au photojournalisme. Je ne m’intéressais pas à grand-chose, à vrai dire, sinon aux yeux bleus diablement fascinants du copain qui nous accompagnait, ma cousine et moi. Il était reporter, et revenait tous les ans de pays lointains, la plupart du temps des pays en guerre. Une fois, il en était revenu avec la gale : à l’époque ça m’avait paru aussi exotique que s’il avait ramené un manuscrit de la mer Morte. J’avais beau être née en Afrique, je n’avais pas beaucoup d’intérêt pour le monde extérieur. J’avais quoi, 16 ans ? Je ne cherche pas d’excuses, j’étais juste une petite greluche immature qui béait secrètement devant l’aura et le charisme de ce type blond et lumineux qui semblait sortir tout droit d’un de ces romans que je rêvais d’écrire un jour – en fait, ma plume a pris d’autres directions…
Bref, nous avons pris le camping-car d’un pote et nous y sommes allés tous les trois. Nous sommes entrés dans les grandes salles, avec les photos alignées au garde-à-vous le long des murs. Et j’ai pris le monde en pleine gueule.
Vous pouvez me croire : découvrir que l’Afrique de mon enfance n’était pas seulement les flashes de mes souvenirs, les sensations enfouies et si présentes au cœur – le goût des mangues, l’éclat dur du soleil sur la terre rouge, les flamboyants et les alligators sinuant dans les eaux boueuses des fleuves – ça m’a fait un choc incroyable. Pas seulement l’Afrique, d’ailleurs. Les gamins aux yeux morts qui riaient devant l’objectif, mitraillette à l’épaule ; les femmes indiennes brûlées vives par leur mari qui avait choisi une meilleure épouse, les bidonvilles et les cadavres s’empilant comme des tas de guenilles sales. Les villes bombardées, les gosses mutilés, les filles violées… Tout ça sous nos yeux, à quelques kilomètres à peine, s’étalant sans vergogne devant un public qui soupirait d’aise en contemplant, de temps à autre, de magnifiques images de la baie d’Along pour jeter un voile d’oubli sur le reste…
J’ai pris le monde en pleine gueule et j’aurais préféré ne jamais le découvrir. J’ai eu de longs débats avec mon beau reporter blond, agacé par mes clichés d’imbécile – « Mais enfin, photographier la misère, ce n’est pas s’en repaître ? Le côté charognard, tout ça… ». J’ai compris surtout à quel point ma culture générale, entretenue soigneusement à coups de livres, était surfaite car il y manquait quelque chose d’essentiel, et d’infiniment plus dérangeant : la réalité. On peut lire tout ce qu’on veut sur la guerre, sur l’histoire, on peut être intelligent, on peut avoir beaucoup voyagé et tout et tout… et être aveugle. Le monde hurle à quelques pas de nous, et on se bouche les oreilles.
Qu’est-ce que ça change ? On peut se dire qu’en avoir conscience n’ajoutera aucune pierre à l’édifice. Les gosses continueront de crever, les filles continueront à être violées, les bombes continueront à exploser. Sans doute. Je ne sais pas.
Mais je sais que, pour moi, il y a une différence. Elle est imperceptible, peut-être, et sans doute infinitésimale à l’échelle des humains, mais je ne vois pas le monde de la même manière qu’« avant ». Quand, dans Dia Linn, j’écris sur la guerre, les combats, les famines, je ne suis pas « détachée », je parle d’un monde dont je fais partie. C’est difficile à décrire…
J’ai lu dernièrement un article sur les reporters de guerre, le « gang du 61 », ces journalistes qui passent leur vie à rapporter des images des conflits armés dans le monde – la Bosnie, la Syrie, l’Afrique noire – avec en prime des éclats d’obus dans les corps et des âmes en charpie. Du jeune Édouard Elias, 23 ans, ex-otage en Syrie avec James Foley – lui a pu revenir, James a été décapité – qui est retourné aussitôt capturer des images en Centrafrique. Mon beau reporter blond a rangé son matériel et a choisi une voie plus sage, mais bien d’autres, hommes et femmes, sont restés sur le pont.
J’ai du mal à comprendre. Qu’est-ce qui les fait avancer ? Qu’est-ce qui peut bien les pousser à plonger dans l’enfer pour ramener des témoignages dont tout le monde se fout ? Le public ne veut pas savoir. Ce qui intéresse le public, c’est de savoir si Nabila a bien poignardé son petit copain. Ça, oui. Mais les bombes, les viols systématiques, les gamins enrôlés de force, la vraie douleur du monde, il ne veut pas la voir, il ne veut pas l’entendre.
Ces reporters me font penser à Cassandre. La prophétesse qu’une obscure malédiction condamnait à ne jamais être comprise. Mais ils continuent. Et je ne sais toujours pas pourquoi.
Très beau texte. Je suis fière d’appartenir aux EHJ et de savoir que l’un des auteurs à pensé et écrit ça.
Merci beaucoup Manou! 🙂